Bastion Saint-Antoine, Genève

Mise en valeur du site archéologique et aménagement



LANTERNEAUX : LA PERTINENCE FAITE PROJET

Préambule

Lauréat d’un concours d’architecture lancé en 2016 pour la valorisation des vestiges archéologiques mis à jour au niveau de l’ancien bastion Saint-Antoine, le projet « Lanterneaux » choisi pour son aisance à répondre à de nombreuses contraintes liées au site et au programme, constitue, dans l’écrin que lui offre son prestigieux site, une réponse à la fois affirmée et d’une grande humilité.

Le présent texte a pour vocation de rendre compte de quelques caractéristiques essentielles du projet ainsi que d’une partie de son évolution entre le moment du concours et l’ouverture de chantier. Il s’attache d’une part à illustrer les enjeux liés à la restitution d’un espace public de qualité tout en permettant un accès aux fouilles et, d’autre part, à expliciter quelques impératifs techniques à surmonter en vue de sa réalisation sans déroger aux principes établis pour le projet d’architecture.


DE L’IDEE À LA CONCRÉTISATION

Principes

Certains sites sont plus difficiles que d’autres. De par leurs particularités territoriales ou leur charge historique. Les nombreuses strates qui ont conduit ce lieu, en bordure de Vieille-Ville, à devenir celui qu’il a été jusqu’aux découvertes archéologiques, font de lui un terrain de jeu périlleux. Si une intervention en milieu historique peut présenter quelque analogie avec des situations déjà étudiées ou expérimentées, chaque nouveau projet, du fait de son unicité, met inexorablement tout architecte face à une situation inédite et lui impose de faire un pas dans le vide. L’abîme sera franchi grâce à son expérience, son érudition et une part d’intuition gagnée au fil des ans. Mais aussi, en réalisant par anticipation, une expérience de visualisation du lieu dans son achèvement. La perception des images, qui en découlent mentalement, permet ainsi de jauger de la pertinence d’une proposition et de l’opportunité de son impact dans le contexte tel qu’il se présente au moment de l’élaboration du projet. La proposition, au-delà de tous les critères de faisabilité, qu’ils soient d’ordre structurel, constructif, programmatique et bien sûr fonctionnel, doit répondre de cette lancinante question : le site aura-t-il gagné en qualité après la réalisation du projet ? Tout l’enjeu se situe exactement là. Dans cette interrogation qui donne la mesure de l’importance de la réponse attendue.

Le concours d’architecture dont il est question ici comprenait quelques paramètres dont les difficultés avaient effectivement de quoi intimider : des vestiges exceptionnels dont la valorisation demandait un édifice sur mesure, capable à la fois de permettre un accès à ces derniers avec une muséographie de qualité, mais aussi de trouver sa légitimité dans ce périmètre inaltéré depuis longtemps. Une esplanade plantée d’arbres, dont l’aménagement se substitue aux objectifs défensifs constitués par les fortifications. Un morceau spécifique de la ville, dénué de construction, à l’exception d’une fontaine. Particulier également, de par sa morphologie en belvédère, qui marque une séparation entre le tissu de la ville historique et celui de bâtis plus récents. Une promenade en forme de respiration, faisant partie intégrante de la mémoire collective. Un site dont l’assiette offre certes un champ libre mais ne pardonnerait pas la moindre incongruité qui porterait préjudice à ses qualités intrinsèques.

L’ingéniosité de ce projet réside sans aucun doute dans sa capacité à être la réponse à cette configuration urbaine spécifique, comme évoqué à l’instant, et d’avoir su adopter une attitude des plus attentives tant au niveau de l’espace public que par rapport aux vestiges archéologiques. Une emprise en surface restreinte, faite de trois modestes constructions hors sol fonctionnant comme des balises. En effet, au loin, les trois lanterneaux se devinent au-delà des arbres. Leur présence capte l’attention et convie à se rapprocher. Mais, c’est en les contournant que l’on repère progressivement chaque ouverture qui dévoile alors une partie de la richesse qui se situe en sous-sol. Chaque lanterneau, en ne ciblant spécifiquement qu’un aspect historique - les amphores romaines, les tombes mérovingiennes et les ouvrages défensifs de la Renaissance - n’offre, de fait, qu’une vue partielle sur les fouilles. Ce dispositif permet une mise en exergue adroite de la complexité du site tout en constituant conjointement une accroche pertinente. Il incite à en découvrir davantage. De plus, respectant subtilement la géométrie des différentes parties constitutives du site archéologique, ces édicules apportent un élément de compréhension quand bien même leur disposition particulière peut sembler intrigante en ce lieu. Avec délicatesse, ils forment d’immobiles sentinelles d’un passé désormais protégé. Le volume le plus important d’entre eux, intégrant la porte d’accès, judicieusement placée, sans renfort d’une excessive signalétique, donnera la clé de lecture de l’entrée. Ce sont donc trois lanterneaux qui convient à la rencontre de trois moments historiques. Distincts du fait de leur orientation et de leur volumétrie, parce que n’offrant pas à voir les mêmes vestiges, ils sont pourtant, intimement corrélés dans leur approche conceptuelle. Un langage architectural commun les habite et leurs éléments, que ce soient les bancs ou les ouvertures, les font interagir dans une distance idoine. Il y a là une justesse d’intention qui exprime intelligemment les différences qui existent en sous-sol en se manifestant par trois entités singulières dont la prouesse consiste à les faire converser entre elles. Cette démarche conduit notre perception à comprendre la juxtaposition de ces éléments en un tout cohérent. Et ces pavillons, aussi modestes soient-ils, suffisent pourtant à suggérer l’importance du lieu sans entrer en conflit avec le contexte.

En franchissant l’entrée, le temps est à nouveau suspendu. A la manière d’un sas qui nous couperait du monde d’où l’on vient pour être plus à même de recevoir celui que l’on va découvrir, il faut emprunter l’escalier en chicane pour que la spatialité du site s’offre enfin complètement. Des similitudes entre l’extérieur et l’intérieur sont à relever dans cet ordonnancement fait d’approches mesurées puis de découvertes. Face à la complexité temporelle du patrimoine qu’il nous est donné à voir, le projet invite d’abord à s’attacher aux détails avant de nous faire prendre conscience, en déambulant, du riche substrat du lieu. L’architecture, de par sa présence parfaitement ajustée, offre non seulement un ancrage à la diversité du matériel mais s’efface à la fois, grâce à sa sobriété, au seul profit des vestiges. Les services, par conséquent, sont maintenus en marge de ces derniers laissant le cheminement parcourir le pourtour du site. Ce cheminement, dont la liberté n’est qu’apparente, est la conséquence de nombreux ajustements. Le dallage qui le compose, se tient en effet au plus près du sol et aussi proche que possible des différents éléments ressurgis du passé sans enfreindre leur espace propre, le tout avec une très grande précision. C’est d’ailleurs par cet unique parcours que la visite se fait. Tous autres dispositifs qui auraient affecté la quiétude de ce passé dévoilé ont été proscrits. Le visiteur n’en est cependant pas écarté, il en est même très proche, si proche qu’il pourrait effleurer ici ou là un coffre, une dalle funéraire ou encore un débris d’amphore. Éprouver l’émotion du site, mais lui laisser sa vie propre. La règle est qu’il n’y pénètre pas. Et que nul support structurel découlant de l’intervention prévue par les architectes ne s’y immisce non plus. Seuls les lanterneaux, offrant en surplomb leur lumière ciblée, veillent directement sur les trois points clés de leur présence bienveillante. Le projet tire donc sa force de l’attitude explicitement respectueuse qu’il manifeste envers le lieu, sans ostentation ni emphase. Jamais il n’envahit ou n’empiète sur les vestiges mais honore ce qui existe avant lui.

Matérialité

Si le béton armé a été le matériau de beaucoup de dérives architecturales et d’un usage abusif, les prémisses de son potentiel entrevus par les Joseph Monier, François Hennebique et autres entrepreneurs visionnaires de la fin du XIXe s. n’ont pas été démenties depuis ou très peu.  Le béton armé, dont l’usage nécessite aujourd’hui plus de parcimonie, reste toutefois encore souvent l’issue appropriée. Il convient aux concepteurs d’investiguer la question de la matérialité relativement aux contraintes rencontrées et de s’interroger sur les possibilités offertes par d’autres matériaux. Dans le cadre du projet, tel qu’il a été décrit précédemment et qui lui a permis de remporter le concours pour la valorisation du site de Saint-Antoine, les données structurelles étaient les suivantes : de grandes portées pour se soustraire à des appuis au cœur des vestiges et une dalle de couverture dont la hauteur statique devait être la plus faible possible afin de permettre le maintien de l’espace public de l’esplanade proche de l’aspect qu’on lui avait connu. Peu de matériaux peuvent se targuer de présenter les mêmes capacités que le béton armé dans similaire situation. En effet, ce dernier conjugue si bien les solutions pour surmonter ces deux difficultés qu’il en devient, par retranchement, le matériau adéquat. D’autres pistes ont été entrevues mais sans jamais atteindre le même niveau de satisfaction sans compromission du concept général du projet. Fort de ce constat, il convient de s’approprier sa réalité, de le faire sien et de travailler son expressivité afin que dans son contexte, il trouve sa légitimité.

Le béton, grâce à sa plasticité, sa composition et ses alternatives de mise en œuvre, offre quantité de rendus possibles qu’il s’agit toutefois de mener vers des choix cohérents afin de lui garantir une présence justifiée. C’est ainsi que le projet comporte trois types de béton, dont la nature est consécutive aux différentes séquences de projet mais également en regard des autres matériaux qui composeront le musée. Ces choix ont été mis à l’épreuve par des échantillons avant approbation.

Le travail sur les lanterneaux, en résonnance au site historique dans lequel ils s’insèrent, se fonde sur une observation fine des dispositifs de composition de façades et d’entrées de la Vieille-Ville, lesquels se transposent en une version contemporaine sur la construction neuve. Le rendu des différents éléments constitutifs des lanterneaux, tels que soubassements, jambages, seuils ou couronnements, qu’ils soient en béton propre de décoffrage ou sablé, teinté dans la masse ou gris neutre, préfabriqué ou coulé sur place, permettent un jeu subtil de combinaisons qui renvoie à une grammaire de l’architecture de facture classique. En forme de miroir et d’hommage au site. L’intérieur du musée, que ce soient les murs ou les plafonds, est exécuté en béton gris neutre, propre de décoffrage, laissant ainsi apparaître son expression première, sans adjonction de finition particulière ni d’atténuation, de sorte à ne constituer qu’une enveloppe protectrice, neutre et en retrait. Un réceptacle qui se soustrait afin de mettre en exergue les vestiges archéologiques. Quant aux sols, à l’escalier et au cheminement périphérique aux fouilles, ils sont prévus en terrazzo, soulignant de cette façon, avec une nuance de raffinement, le parcours qui conduira le visiteur à l’observation de ce qui devrait l’émerveiller.

C’est bien parce qu’il fait l’objet d’une recherche méticuleuse ainsi que de maints égards quant à sa fabrication que ce seul matériau, modelé de différentes manières, produira des atmosphères distinctes. Apprêté avec justesse pour chaque espace du projet, il diffèrera ponctuellement, et pourtant, créera le lien entre tous.

Ajustements

Le projet, bien que victorieux du concours, ne saurait échapper à certains ajustements en vue de sa réalisation. Ainsi mis à l’épreuve, il devra surmonter d’innombrables difficultés relatives à des facteurs structurels, constructifs, sécuritaires et, bien sûr, de préservation des vestiges. Ces contraintes à intégrer dans le projet ne sont d’ailleurs pas sans risque face aux intentions de départ. C’est bien au regard de la capacité à surmonter lesdites difficultés, tout en maintenant les concepts énoncés initialement, que la solidité de la proposition peut faire sa démonstration. Parmi tous les réglages nécessaires à son imminente concrétisation, seuls trois aspects représentatifs de la démarche seront, ici, succinctement abordés.

Les lanterneaux. Ils se devaient d’être différents, puisque n’indiquant par les mêmes éléments en sous-sol, toutefois liés conceptuellement car appartenant au même projet. Pour des questions de préservation des vestiges, toutes les ouvertures du projet, positionnées à l’origine sur différentes façades, ont dû été déplacées au nord afin de se soustraire à la lumière directe du soleil. Pour les mêmes raisons, des réflecteurs ont été ajoutés sous les verrières zénithales. De jour, la lumière naturelle à présent contrôlée, vient souligner sans danger chaque composante du site archéologique. Lorsque la lumière fait défaut, les réflecteurs, équipés d’un éclairage modulable, prennent le relais. De nuit, il sera également possible d’admirer les vestiges de l’extérieur en activant une minuterie, les lanterneaux se transformant alors en d’élégantes lanternes. Quelques soient les circonstances et malgré les modifications, ils demeurent inchangés dans leur spécificité initiale. Ils restent les pourvoyeurs de découverte et de lumière.

La structure portante. La volonté de ne prévoir aucun appui structurel dans le secteur des vestiges, mais d’intégrer tous les poteaux porteurs sur le cheminement, est une exigence qui n’a pas été atteinte sans compliquer la tâche de l’ingénieur civil. En effet, la configuration de cet unique itinéraire, contraint la structure portante à des portées non seulement sensiblement variables mais également considérables. Les poteaux, installés sur ce parcours irrégulier, fait d’un dallage de dimensions variables, intégrant notamment des pentes, semblent distribués aléatoirement et donnent, à l’instar du parcours, l’illusion d’une grande liberté de composition. Bien que cela ne soit pas le cas, leur positionnement permet toutefois astucieusement de ne pas monopoliser visuellement le site. Observés attentivement, leur emplacement relève pourtant d’un système d’axes très abouti, affleurant ponctuellement les trois trémies des lanterneaux afin que ces derniers constituent des sommiers inversés et participent à la résolution structurelle. Cet ajustement astucieux, additionné d’éléments de précontrainte, permet en définitive, après de nombreux remaniements, de satisfaire les exigences du projet et de franchir les portées requises.

Le cheminement. Fait d’un dallage irrégulier, il adhère littéralement au terrain, serpentant autour des vestiges, fluctuant au gré des situations, se dilatant lorsque c’est possible, se resserrant quand la circonstance l’y astreint et incorporant les pentes quand cela est indispensable, contient avec beaucoup de discrétion une partie des résolutions techniques. Porteur des points lumineux guidant le visiteur au sol, il diffuse également, par l’entremise de grilles de ventilation installées sur la périphérie, l’air et l’humidité dans l’espace muséal. Son ajustement est à la fois corrélé par les derniers relevés précis des vestiges, les pentes admissibles permettant un accès aux personnes à mobilité réduite ainsi que par l’équipement technique. Il se doit d’intégrer tous ces critères sans pour autant contrecarrer le dispositif structurel énoncé précédemment. Car, à toute modification du cheminement, un rééquilibrage de la trame des poteaux s’avère nécessaire. Cette conjonction de paramètres imbriqués n’est pas toujours infaillible dans un projet et présente une difficulté supplémentaire à maîtriser. Si les règles que le projet s’était fixées sont claires, elles sont néanmoins interdépendantes. Les nombreuses particularités et contraintes du site ont nécessité de maintes adaptations pour finaliser cette option du projet.

L’adresse avec laquelle les défis techniques ont été surmontés et le réglage fin du projet accompli, relève, à l’évidence, d’une coordination de qualité et de concertations fructueuses avec le maître de l’ouvrage, les archéologues, les partenaires et les spécialistes. Ces adaptations ont conduit le projet à s’affiner au fil du temps, à s’ajuster au plus près de la réalité du terrain, sans compromettre les objectifs premiers. Une étape minutieuse empreinte de patience et de détermination.

Aboutissement

Si de nombreuses modifications ont été indispensables pour mener à bien le projet en adéquation avec la fragilité du lieu, force est de constater que l’architecture est restée inchangée dans ce qu’elle a d’identifiable. Les trois édicules se dressent, tant par leurs volumes, orientations, matérialités et positions tels que voulus lors du concours. Les compromis liés à la réalisation n’ont ni chamboulé ni malmené les données de base. L’entrée à l’espace des fouilles se fait toujours par le même lanterneau. Et, si celui-ci a dû revoir sa distribution et son cloisonnement interne, il reste néanmoins fidèle à sa fonction, on y trouve le guichet de la billetterie et l’escalier menant à l’étage inférieur. Dans son prolongement au sous-sol, les accès au vestiaire, à la salle de médiation ainsi qu’aux divers locaux de services se font toujours dans son articulation, mais avec plus de fluidité, plus naturellement. Chaque enchaînement, chaque espace a pris sa place avec une justesse si évidente que l’espace semble ne jamais avoir été autre, et pour autant, même modestement, il l’a été. Le cheminement intérieur, fidèle aux premiers dessins, serpente en périphérie des fouilles, suit les vestiges, se dilate, se resserre au gré des situations, s’adapte enfin aux dénivellations du terrain et forme une sorte de péribole sécularisé d’un passé composite.

Enfin, les lanterneaux, principes fondateurs et porteurs du projet, devenus pour les besoins muséographiques des éléments techniquement élaborés, permettent toujours d’admirer le site depuis l’extérieur, et prodiguent à l’intérieur, comme prévu dès l’origine, l’éclairage nécessaire au repérage des points clés des vestiges.

La constance face aux intentions premières du projet qui se lit, d’ores et déjà, dans l’aboutissement du dossier d’exécution, questionne les fondements de la démarche projectuelle et les instruments déployés pour concilier autant de paramètres complexes. Ces facultés, relevant indéniablement de professionnalisme et d’expérience, de sensibilité et d’habilité renvoient aussi à un engagement indéfectible, lequel permet, in fine, une complète adéquation entre l’ouvrage bâti et son contexte. Contenant et contenu ne formant plus qu’un. Symbiose à laquelle tout projet devrait tendre intimement, pour pouvoir, sans adjonction d’artifices ou de gestes esthétisants, rayonner de sa propre force.

Dominique Rohner, architecte EAUG et enseignante, septembre 2023.


Pierre de réemploi d’époque romaine intégrée dans un élément de tombe chrétienne. Discussion entre Madame Evelyne Broillet-Ramjoué, archéologue responsable des fouilles pour le service d’archéologie de l’Etat de Genève et Monsieur Philippe Ramseier, architecte du projet. Site archéologique de Saint-Antoine, 19 janvier 2023.


Texte et image sont réservés par les droits d’auteurs ©️ Dominique Rohner